Ils sont rares les réalisateurs à voir tous leurs films, sans exception, sélectionnés au festival de Cannes. Et Lisandro Alonso, malgré le fait qu’il ne soit pas vraiment connu du grand public, en fait partie. Avec La Libertad, son tout premier film, il se lançait dans une exploration radicale des codes du cinéma contemplatif, dans un style proche d’Abbas Kiarostami. Totalement dépouillé, fauché, monté avec trois bouts de ficelle et du talent à revendre, La Libertad est une de ces expériences de cinéma exceptionnelles de par sa radicalité, son refus total des conventions cinématographiques. Lisandro Alonso est à sa manière un rebelle du cinéma. Dénigré pendant ses études cinématographiques pour ne pas connaître l’oeuvre des grands maîtres, il s’invente là sa propre grammaire filmique dans ce qui ressemble de loin à un pur documentaire. En un sens La Libertad n’a rien d’une oeuvre de fiction c’est vrai. Pendant soixante-dix minutes nous suivons un véritable bûcheron de la pampa argentine dans son quotidien. En gros il coupe des arbres, opère à sa pause-caca, va manger, file vendre son bois, chasse son dîner… bref, du vrai quotidien qui au premier abord n’a rien de passionnant. Pourtant le désintérêt vis à vis de la chose se transforme rapidement en une attraction fatale, simplement par les trésors de mise en scène déployés et par ce dénuement total qui paradoxalement, alors qu’il n’y a quasiment aucun enjeu dramatique, parvient à créer une véritable tension dramatique.
Pour un coup d’essai, on appelle ça un coup de maître, sans le moindre doute. Lisandro Alonso joue avec les perspectives et les points de vue, et sème un trouble inexplicable. Dans la première partie on ne quitte pas Misael, le jeune bûcheron, d’une semelle. Tous les cadres ou presque sont fermés sur lui, et quand Alonso s’égare à filmer la nature, l’homme est toujours sur le point d’entrer dans le plan. La caméra se fait compagnon de ce personnage aussi commun que singulier, et l’accompagne jusque dans l’intime. Et si les scènes ne sont que du quotidien, portées par le décor fabuleux de cette forêt si paisible, jamais on ne perd de vue la séquence d’introduction et sa musique agressive, comme si toujours planait la menace d’un drame, l’éclosion d’une rage qui sera retenue jusqu’à la fin. Monté comme une boucle, La Libertad se termine là où il commence, par une scène de repas aux relents surréalistes, symbole d’une vie certes monotone et solitaire, mais libre avant tout.
Et si La Libertad parvient autant à nous accrocher, sous réserve toutefois de s’abandonner complètement à la forme ultra exigeante du film, c’est que derrière cette vision du quotidien typique d’un documentaire presque fade, où les lignes de dialogues se comptent sur les doigts d’une seule main, on sent pointer quelque chose de difficilement définissable. Au détour de chaque scène, de chaque plan, on a la sensation d’une menace, comme si le film allait brusquement basculer dans la fiction, dans un autre genre, sans que cela n’arrive jamais. Et le déclencheur se trouve en plein milieu du “récit”. Une séquence pendant laquelle la caméra se trouve libérée de son socle, où Alonso la laisse flotter parmi la flore, vagabonder au milieu des arbres et tournant ses yeux vers le ciel. Comme si tout d’un coup elle n’était plus là pour accompagner Misael mais devenait un nouveau personnage fantomatique. Cette scène capitale vient semer le doute, et si après cette escapade tout revient autour de Misael, on ressent cette présence mystérieuse qui semble rôder.
Lisandro Alonso ne s’encombre d’aucun effet de style et se concentre sur la mise en scène pure. Il laisse durer ses plans le temps nécessaire, parfois à la limite de l’ennui mais sans jamais y tomber. Mais il soigne surtout ses cadres et ses travellings tout en douceur, outils idéaux pour créer cette ambiance si particulière qui se dégage de La Libertad. S’accaparant la caméra la plupart du temps, Misael impose son naturel et sa vie tranquille jusque dans l’introduction/conclusion où il jettera finalement un oeil sur le spectateur qui s’en retrouve encore un peu déboussolé.